Zone de guerre – front italien, le 18 juillet 1917

Monsieur le Maire,

Vous serez sans doute bien étonné, Monsieur, et surpris même, en recevant la présente dont certainement l’envoyeur doit vous être totalement inconnu. Du moins, je le présume, car je n’eus jamais l’honneur d’habiter dans votre commune, et de faire partie de vos administrés. Vous trouverez certainement le préambule un peu long, mais c’est que le motif qui m’oblige à vous écrire est un coup bien dur pour une famille qui est domiciliée à Jujurieux. C’est la famille Giorgi, pour la nommer, bref, dont il s’agit en ce moment. Je n’ai pas voulu écrire directement  à Monsieur Giorgi père, parce qu’une lettre si longue fusse-t-elle, qu’elle devient une massue d’abattoir, lorsqu’elle apporte une mauvaise nouvelle, comme cela se trouve être dans le présent cas.

Et voilà pourquoi, Monsieur, je m’adresse directement à vous, afin de préparer doucement et prudemment la famille Giorgi à l’affreuse nouvelle qu’est pour elle la mort de leur fils chéri, le soldat Giorgi Jean Baptiste, mon ami regretté, non seulement par moi, mais par toute la 2ème section, gradés et soldats, qui tous, nous étions pris d’amitié et d’affection pour ce brave garçon, gai, confiant, le cœur ouvert à tout le monde, ne refusant jamais de rendre un  service, dans la mesure de son possible. En se trouvant de service commandé, dans un élément de tranchée, un obus le surprit en plein travail, et le jeta pantelant, sur le sol. Immédiatement pansé et secouru, mais sur une civière, et transporté au poste de pansement le plus proche, il expira 1 heure ½ après son arrivée là. Sa blessure était trop grave, située dans la région abdominale, à hauteur du bassin. Après l’avoir apporté au poste de pansement, et qu’il y fut décédé, nous tînmes nous-mêmes, les brancardiers de sa section, à l’ensevelir à l’écart de la bataille, et nous l’enfouîmes, avec une émotion et un respect bien légitimes, (car il ne laissa que des regrets parmi nous, et même beaucoup de nos camarades ne pouvaient se persuader qu’il fusse mort) dansun endroit appelé « La doline des trois Cavernes ».

Ceci se passait le 3 de ce mois, et nous descendîmes au repos le lendemain 4 juillet, notre régiment ayant reçu le change. Pauvre Giorgi, quelle fête il se faisant de pouvoir revenir en arrière pour avoir un peu de repos. Le Destin fatal et inexorable lui envoya en effet le repos éternel, sous la forme d’un obus autrichien, aveugle et  brutal.

J’ai beaucoup hésité, Monsieur le Maire, à vous faire part de cette triste et pénible nouvelle, mais comme hier encore, à la section de lance-torpilles à laquelle appartenait l’infortuné Giorgi, il me fut remis une lettre venant de Jujurieux, je jugeai indispensable et plus que nécessaire de vous apprendre cette triste nouvelle, afin d’avertir la famille Giorgi, avec tous les ménagements possibles en pareils cas. Je ne doute pas que vous ayez à cœur de vous acquitter de cette pénible mission envers cette malheureuse famille, qui vient de perdre un de ses enfants les plus chers dans cette terrible guerre, et si notre amitié, et notre peine, à nous tous, ses camarades de section, du pauvre et regretté ami « Battiste » peuvent être une consolation pour ses parents, vous pouvez croire, Monsieur Le Maire, qu’il ne laissa parmi nous qu’un bon souvenir et une affliction profonde lors de son trépas.

Vous voudrez bien m’excuser, Monsieur, de la longueur de ma lettre, du dérangement que je vous donne, je vous prie de transmettre à la famille Giorgi, si cruellement éprouvée, l’expression de condoléances de nous tous, les composants de la 2me section lance-torpilles.

En vous envoyant mes respectueuses salutations, je suis votre serviteur, Monsieur le Maire.

Ft Embriaco Antoine, soldat brancardier à la 2ème section lance torpille – 251 infanterie.